BON.
C'est le festival de Cannes, tout le monde est obsédé
par le cinéma, le moment est donc parfaitement choisi
pour vous parler BD.
Cette semaine j'ai découvert un artiste New Yorkais
génial, auteur de BD, illustrations, flyers et plus récemment
d'un film d'animation illustrant les poèmes d'Allen Ginsberg,
un des plus grands poètes américains.
Il s'agit d'Eric Drooker.
A gauche, Eric Drooker, à droite, Allen Ginsberg.
Né en 1958 à New York, à Stuyvesant Town, près du
Lower East Side, (merci wikipedia),
quartier traditionnellement populaire ouvrier et
socialiste, (à l'époque, mais depuis on a assisté à une
gentrification, du mot "gentry" en anglais, "bonne société"
qui a reconstruit les immeubles et chassé les indésirables
--les pauvres, donc), il a commencé par faire des affiches
qui étaient souvent piratées pour devenir des flyers de
concerts et autres affiches d'exposition.
Finalement, ses dessins sont devenus assez connus pour
qu'on lui propose une rémunération qui lui a permis de
vivre de son art.
La consécration est arrivée lorsqu'on lui a demandé de
dessiner les couvertures du New Yorker, un des plus grands
magazines littéraires américains, en tous cas un des plus
diffusés. Artiste engagé, il a toujours fait partie d'une
contre-culture de gauche, et même s'il a rejoint les grands
médias "mainstream", il a continué à affirmer ses opinions
en contribuant a des magazines et des publications
underground comme par exemple Screw, qui dénoncait entre
autres les brutalités policières évinçant des quartiers
en cours de transformation les squatters et les artistes
de rue pour laisser place à une amérique "propre".
Ses couvertures du New Yorker sont visibles sur son site,
cliquez ci-dessous :
couvertures du New Yorker par Eric Drooker
Moi, je l'ai découvert par hasard, en empruntant des livres
à la bibliothèque. Comme je suis fan de BD, je passe ma vie
dans les rayons, et j'ai été intriguée par ces deux petits
pavés compacts, que sont FLOOD! et BLOOD SONG.
(En français "Déluge" et "Le chant du sang", pour les nuls)
Il n'y pas de paroles, ni de bulles, juste des suites de dessins,
la plupart du temps en noir et blanc, et qui font souvent
penser au style de Robert CRUMB, célèbre auteur de BD amé-
ricaine et à qui je voue une admiration sans borne depuis que
j'ai lu son illustration de la Genèse.
R. Crumb, la Genèse. Pas tout à fait comme ça que je me représente
Dieu, mais après tout... C'est la mode des cheveux...
Parfois, il utilise une couleur, en plus du noir et blanc; par
exemple dans Flood! il utilise le bleu que vous voyez sur la
couverture, et dans Blood Song le rouge orangé, mais la
dominante est noire et blanche. En fait, chaque page est un
véritable chef-d'oeuvre. La plupart des dessins sont réalisés
sur de la carte à gratter, ou en aquarelle, exceptionnellement
en huile sur toile.
La carte à gratter, c'est une base de carton recouverte d'encre
noire, dont on fait disparaître des parties en grattant, pour faire
apparaître le blanc du dessous, créant ainsi un dessin tout en
contraste.
ça donne ça, chez Eric Drooker.
Ce qui est saisissant dans son univers, c'est justement cette
utilisation du noir et blanc pour dépeindre l'univers urbain,
souvent triste, pluvieux, ou la vie des quartiers de New York
la nuit. Déprimant? Oui et non.
Oui, parce que c'est un univers sombre, ou la lumière est
"mangée" par le noir, évocateur de la mort. Les personnages
sont d'ailleurs presque toujours représentés avec leur squelette
apparent, comme pour rappeler qu'ils ne sont que des morts en
sursis, des survivants, qui ne vivent pas mais effectuent une
danse macabre dans les ruelles sombres, comme des pantins
célébrant la fête des morts dans la tradition aztèque.
El dia de Los Muertos, illustration de la fête traditionnelle des morts au Mexique.
Extrait de Flood!
Et non, parce qu'il y a toujours une note d'espoir, de poésie
au milieu de la tristesse et de la dureté des contrastes.
Par exemple, dans Blood Song, la jeune femme perdue
dans New York, un monde dont les repères sont illisibles
par elle, puisqu'elle vient d'au-delà des mers, ayant grandi
dans un village au coeur d'une jungle tropicale, se laisse
guider par ses pas jusqu'au son envoûtant d'un musicien
de jazz, utilisant dans la jungle urbaine exactement les
mêmes instincts qui lui auraient permis de repérer le chant
mélodieux d'un oiseau rare dans la jungle tropicale :
Flood! est paru en 1992, et Blood Song en 2002, mais
pour moi ils se répondent, et se complètent comme deux
versants de la même histoire, d'abord parce que l'un a
un protagoniste masculin et l'autre féminin, que tout
oppose : il vient de la ville (on pourrait même dire de
l'hyper-ville, s'agissant de New York), elle vient de la
nature (voire l'hyper-nature, puisqu'elle habite aux abords
de la forêt et de la jungle tropicale). Il a un chat, elle a
un chien. Il meurt, elle donne la vie.
Dans Flood!, c'est la nature qui vient envahir et perdre
l'homme, sous forme de déluge, détruisant tout y compris
le créateur lui-même, puisque le dessinateur se représente progressivement englouti par les eaux, jusqu'à la mort;
dans Blood Song, la nature est dérangée et détruite par
l'homme, entraînant la fuite de la jeune fille qui dérive
jusqu'à New York. Là, elle y rencontre un musicien, s'unit
à lui et accouche d'un bébé sur le toit d'un immeuble New
Yorkais : c'est une nouvelle vie pour elle, et la ville engendre
la vie, non plus la mort.
Eric Booker signe avec ces deux livres à mon avis une oeuvre
magistrale, puisqu'on s'y plonge sans jamais s'ennuyer,
dans une oeuvre à la fois réaliste, fantastique et onirique,
voire lyrique. Elle remet en cause les origines de l'homme,
sa direction (les personnages n'y sont jamais statiques,
mais toujours en mouvement : marche, course, saut, rame, etc)
: où va-t-il? D'où vient-il? Son environnement le crée-t-il ou le
détruit-il? Quelle est sa place dans cet univers écrasant?
Son oeuvre remonte aux sources de l'homme primitif, en
évoquant en filigrane des dessins d'art premier africains,
ou en mettant en scène par exemple, dans Flood!, un ancien
chant inuit.
L'artiste met toujours en parallèle les deux versants de
l'homme, sa charpente, carrée, et sa silhouette, courbe,
parallèle qu'il construit aussi de manière macrocosmique
avec la ville de New York, carrée avec ses grands buildings,
et la luxuriance de la jungle, denses spirales de végétation
qui deviennent parfois une sorte de prison organique, ou
encore les cercles tourbillonnants de la mer, et le mouvement
circulaire des vagues.
La ville n'est pas diabolisée; la nature n'est pas angélisée.
c'est un peu des deux, et on le voit aussi dans d'autres de
ses dessins :
comme ici, où New York est représentée comme une ruche
géante, posée sur un ciel bleu radieux, parfaite conjonction de
la nature et de la civilisation.
Bref, je suis béate, et maintenant je suis carrément impatiente
de voir Howl, le court-métrage d'animation que Drooker a
réalisé en collaboration avec Allen Ginsberg.
A mon humble avis, il ne peut s'agir que d'un chef-d'oeuvre...
Ce que j'aime aussi particulièrement chez lui, c'est sa
facilité à représenter de manière également saisissante
l'enfermement du corps et de l'esprit; et son contraire,
leur libération et leur exultation.
Les personnages luttent; se saississent d'armes pour se
défendre ou se libérer; s'enfuient, puis dansent et font
voler en éclat les codes de la société qui les emprisonnent.
Voilà que dire de plus?
Vous : lisez, regardez, courez l'acheter. Flood! et Blood Song
sont parus en France aux éditions Tanibis. (www.tanibis.net)
Moi, j'achète mon billet pour la Californie pour aller dire
bonjour à Eric.
Allez salut !
Bises de So6