Chers amis, (saucissiens ou non,
je ne suis pas sectaire),
Vous connaissez Anish Kapoor? Non?
Eh ben, vous devriez. La première fois que je l'ai rencontré,
par l'intermédiaire de ses oeuvres, huhu, je ne le connais
pas (encore) en vrai, c'était à New York. Au musée Guggenheim,
l'année dernière.
Il y avait deux salles qui lui étaient consacrées, deux salles pour
une seule oeuvre, car on pouvait voir l'oeuvre du dehors, mais
aussi du dedans, à travers une ouverture (que je n'appellerai pas
vulgairement "fenêtre", mais bon, en gros c'est ça) de l'une à
l'autre salle.
Un oeuvre gigantesque of course, en fait indescriptible.
Une sorte de truc.
"Memory", NYC, Anish Kapoor
Le plus génial, c'est qu'on pouvait voir l'oeuvre sous plusieurs
angles, dedans, dehors, et la disposition faisait qu'on ne voyait
jamais l'oeuvre en entier, mais toujours une portion de celle-ci;
ce qui obligeait l'oeil à la remettre sans cesse en question, et
empêchait de lui donner mentalement une forme définitive.
Bref, j'avais été impressionnée, séduite même, d'abord parce
que j'adore les oeuvres géantes, et aussi à cause de la génia-
litude de sa mise en scène.
"Sky Mirror", NYC, Anish Kapoor
Depuis, je rêve la nuit de me retrouver plantée devant cet es-
pèce de "bean" (haricot) géant lisse et chromé qu'est le Cloud
Gate, à Chicago.
"Cloud Gate", Chicago, Anish Kapoor
Alors vous pensez, quand j'ai su qu'il allait exposer à Paris,
je me suis jetée dans le métro !
Et comme d'hab, j'ai été subjuguée.
L'expo s'appelle Monumenta 2011 : Leviathan.
Si on se rapporte à la définition du léviathan,
c'est un monstre marin, qui avale les âmes et dont la queue
provoque des ondulations qui causent les vagues ;
souvent assimilé au gardien des enfers, il est mentionné
dans la bible (Jonas) et diverses mythologies ; le philosophe
Hobbes en a fait un livre (pour lequel j'ai une affection parti-
culière puisque la théorie du léviathan, que j'ai étudiée en
khâgne, a constitué pour moi une illumination, car c'était
la première fois que je lisais de la philo et que je comprenais
ce que je lisais, tout en trouvant ça génial, merci M. Cugno) ;
il a alimenté des générations de légendes, colportées par les
marins de tous les pays, et même inspiré divers romans interplanétairement célèbres tels Moby Dick, de H. Melville.
Mais je m'égare.
Je voulais dire que le Léviathan de Kapoor : c'est tout à fait
ça : baleine, cachalot, ondulations, Jonas, gardien des enfers
et compagnie.
D'abord, on vous fait rentrer par un tourniquet dans un espace
sombre, bondé, irradié d'une lumière rougeâtre et douce, et
où il fait une chaleur insoutenable qui vous enveloppe d'un coup.
C'est tout à fait comme de se retrouver à l'intérieur de l'estomac
d'une bête géante, c'est chaud et rouge et organique comme si
on venait d'être avalé. On ne distingue les choses qu'en levant
les yeux vers le plafond très loin là-haut, où il y a trois grandes
ouvertures rouges béantes, qui ressemblent à des artères,
et on s'attend d'une minute à l'autre à recevoir des trombes
d'eau mêlées à des algues et du poisson ! Enfin en ce qui me
concerne. Le plafond ou palais de cette bouche géante est
nervuré de longues stries, qui sont tout à fait évocatrices pour
moi des stries qu'on voit le long des flancs de certaines baleines.
D'autres vous diront qu'il n'y a rien à voir, qu'il faisait trop chaud
et qu'ils n'ont vu que trois trous rouges. C'est bien ça ...
C'est de l'art, mes chéris.
Mais le choc arrive lorsqu'on vous emmène vers l'autre
versant de l'oeuvre, l'extérieur. Le léviathan est bien là,
monstrueux, ondulatoire, il n'est pas construit dans la nef
du grand palais, il s'y répand, comme une plante, une sorte
de bulbe monstrueux dont la croissance serait irrémédiable
et impossible à endiguer. Ce qui frappe surtout ce sont ses
proportions gigantesques, parfaitement insoupçonnables
quand on se trouvait à l'intérieur.
Jugez plutôt :
Ces gigantesques sphères, posées mais en mouvement,
impossibles à appréhender en entier d'un seul coup d'oeil,
ont pourtant quelque chose de doux, de rassurant qui provoque
un bien-être contraire à la terreur que devrait inspirer un monstre
marin; il y a une sensualité, une paradoxale légéreté dans les
oeuvres de Kapoor (en dépit de leur masse et de leur poids
dans l'espace) et même un érotisme parfaitement assumé :
Hanche ...
Fesses ...
Seins.
L'oeuvre devient alors un corps au second sens du terme,
posé nonchalemment sur le sol de ce palais; et nous ne sommes
que de minuscules créatures lilliputiennes qu'il pourrait écraser
en se retournant.
J'adore les oeuvres de Kapoor, parce qu'elles nous remettent
à notre place : des fourmis dans l'univers, dépassés par une
oeuvre/création monumentale que nous n'avons pas les moyens
de comprendre, ni d'appréhender totalement.
Voilà, courez-y !
Bisous saucissiens !
"Slug", Londres, Anish Kapoor